Bachir ZOUDJI, Maître de Conférences/ HDR à l’université Polytechnique Hauts de France (UPHF) est chercheur et responsable scientifique au Laboratoire DeVisu de la thématique « Sports, Cognition, Multimédia & Technologies ». Il répond à nos questions.
Votre qualité d’enseignant nous autorise à faire un peu de pédagogie. Quelle est la différence entre l’utilisation d’outils numériques, l’informatisation des données et l’intelligence artificielle ?
Oui, il faut donner un sens, une signification aux mots. Outils numériques, informatisation de données, intelligence artificielle ont des champs différents mais peuvent être complémentaires. Les outils numériques (exemple Vidéo / animation 3D / 2D ou réalité virtuelle, etc…) sont des supports que l’humain utilise pour analyser ou enseigner ou faire apprendre. L’informatisation des donnés, c’est par exemple les big data qui permettent de collecter beaucoup de données pour faire par exemple les prédictions ou analyser des matchs.Quant à l’intelligence artificielle, c’estla machine qui peut réaliser des tâches que l’homme peut faire et surtout que l’homme ne peut pas faire.
Alors, pouvez-vous définir l’intelligence artificielle ?
L’intelligence artificielle (IA) consiste à mettre en œuvre un certain nombre de techniques visant d’imiter l’intelligence humaine qui repose sur la création et l’application d’algorithmes exécutés dans un environnement informatique dynamique. Son but est de permettre à des machines de penser et de décider comme des êtres humains voire mieux.
Vous nous parlez aussi de l’application d’algorithmes ?
Le mot algorithme vient du nom d’un mathématicien perse du IXᵉ siècle, Al-Khwârizmî. Un algorithme est une suite finie et non ambiguë d’opérations ou d’instructions permettant de résoudre une classe de problèmes. Plus simplement, ce sont les opérations que la machine « intelligence artificielle » va utiliser pour résoudre un problème rapidement car elle est dotée d’un programme très riche, varie et sophistiqué qui peut s’adapter à une très grande variété de situations. Par contre, l’être humain a un système cognitif de traitement de l’information limité.
Et le « big data » ?
Le « big data » (« grosses données » en anglais), mégadonnées ou les données massives désigne l’ensemble des données numériques récupérées des différentes sources (i.e., pour le football informations sur plan technique, physiologique, morphologiques, tactiques, etc…) à l’aide des nouvelles technologies à des fins d’analyse, de décision et/ou de prédiction.
Revenons à l’IA. Expert en football de haut niveau, vous avez publié des articles scientifiques et ouvrages collectifs nationaux et internationaux dans le domaine du football. Peut-on voir un jour une équipe de football « coachée » par une « machine intelligente » ? Une machine capable de gagner un match, voir une compétition internationale (ex. Coupe du monde) face à des coaches humains ?
Pour les amateurs du football, il est difficile d’imaginer ce scénario et pourtant … L’idée de construire un « cerveau artificiel » dont les performances cognitives seraient équivalentes ou supérieures à celles du cerveau humain ne date pas d’aujourd’hui. Dès la fin des années 40 début des années 50, Turing (1950) pose cette célèbre question : « Can machines think ? » (« Est-ce que la machine peut penser ? »). Depuis l’objectif des scientifiques et des développeurs informatiques est de concevoir des machines intelligentes capables d’utiliser le langage, manipuler des concepts, résoudre des problèmes complexes voir très complexes pour le cerveau humain. Ces machines intelligentes modélisées sur le principe du fonctionnement cognitif (cerveau) de l’être humain (traitement de l’information, mémorisation, planification, anticipation, décision, raisonnement, etc…) avec l’objectif de dépasser la performance de ce dernier.
Dans vos travaux, vous vous appuyez sur l’histoire d’un affrontement entre l’intelligence humaine et l’intelligence artificielle avec l’exemple des jeux d’échecs !
Ces deux activités regroupent des similitudes concernant les processus (raisonnement) et les ressources (bases de connaissances) cognitifs sollicités pour prendre des décisions durant un match. Avant 1970, il était difficile d’imaginer un match entre un « cerveau artificiel » (ordinateur) et un joueur expert en jeu d’échec. Mais à partir de 1972, le premier match dans des conditions de jeu similaires au champion du monde d’échec oppose « Kaissa » (programme informatique) et les lecteurs du journal soviétique Komsomolskaia Pravda.
A l’époque, peu de personnes prenaient au sérieux l’arrivée des programmes dans les tournois de jeux d’échecs.
A la fin des années 1970, quand les programmes commencent à gagner des matchs face à des adversaires humains, les opinions se font plus virulentes, on commence à les redouter : le mythe de la créature artificielle, le dépassement de l’homme par la machine dans le domaine de la pensée rationnelle est réactivé.
Vous restez sur les échecs ?
Oui, il faut savoir qu’en 1983, le programme « Belle » est le premier à atteindre le niveau d’un maître américain avec un classement de 2200 sur le barème de la Fédération d’Échecs des États-Unis (l’USCF), et en 1986, c’est « HiTech » qui atteint le niveau maître senior avec un classement de 2300. L’USCF responsable du classement des joueurs et de l’organisation des compétitions officielles, se voit obligée d’établir des règles régissant la participation des ordinateurs dans les tournois humains.
Et en 1997, tout bascule !
Le 11 mai 1997, la victoire, ce coup de maître historique, du programme informatique « Deep Blue » développé par la société « IBM » sur Kasparov, champion du monde de jeu d’échecs a été le tournant dans l’ « histoire d’un affrontement homme-machine » (Rougetel, 2016). Ce fut la première victoire d’une machine intelligente sur un champion du monde d’Échecs. « Ainsi, environ cinquante ans après que le mathématicien Claude Shannon ait fait une proposition sur la façon de programmer un ordinateur pour jouer aux échecs, la quête du Saint Graal est enfin terminée » (Hsu, 2002, p. 258), l’homme est parvenu à créer un programme d’Échecs capable de battre le meilleur des joueurs humains. « L’histoire était écrite ! » estime l’un des concepteurs (Hsu, 2002, p. 172).
Aujourd’hui, c’est l’ère des machines intelligentes ?
Grâce à l’implémentation (installation d’un programme sur un ordinateur) de nouvelles méthodes heuristiques (qui servent à la découverte) plus puissantes et des algorithmes considérablement améliorés et sophistiqués ces machines sont capables d’interagir, d’apprendre et de s’adapter au contexte (Machine Learning et apprentissage profond).
Plus précisément…
Une intelligence artificielle capable de résoudre des problèmes complexes avec un minimum de connaissances « a priori » ou s’appuyant uniquement sur les règles du jeu et des algorithmes. Exemple, le programme « AlphaZero » en à peine 4 heures, a assimilé toutes les connaissances connues sur le jeu d’échecs et est devenu un véritable maître. Ces machines intelligentes sont de plus en plus spécialisées et elles sont conçues pour apporter leurs puissants et efficaces services aux différents domaines et/ou secteurs d’activités liés à l’homme et/ou à la société.
Revenons au ballon rond…
Dans cette discipline, l’intelligence artificielle sur laquelle je mène quelques réflexions et des travaux a déjà fait son entrée sur le banc de touche aux côtés de l’entraîneur. Il est possible de connaitre un ensemble d’indicateurs (nombres de passes, courses, les circuits préférentiels, etc…) de performances des joueurs et de l’équipe en direct sur la tablette. Il est déjà possible de prédire les chances d’une équipe à partir des statistiques sur les performances individuelles et collectif de ses joueurs. Les clubs et les équipes nationales ne s’y trompent pas et commencent à créer des postes de « data scientist » ou incluent cette dimension dans le rôle du « sport scientist » (science des données), rôle qui existe déjà dans les grands clubs : Manchester City, Paris Saint Germain, etc…
Pour conclure ?
Les pays en avance sur l’intelligence artificielle vont garder un avantage sur les autres, ce qui peut constituer un plus pour les grandes compétitions. Enfin, pour les plus curieux, je les invite à regarder mes conférences sur ce sujet et d’autres sujets liés au football d’élite sur ma chaîne Youtube « Bachir Zoudji » et je remercie la Revue LEGISPORT pour m’avoir sollicité sur ce sujet et pour l’ensemble des sujets qu’elle traite afin d’informer et d’aider le lecteur à comprendre le milieu parfois complexe du monde du sport d’aujourd’hui.
Pour vos lecteurs, voici quelques références : Hsu F.- H. (2002), Behind Deep Blue: Building the Computer that Defeated the World Chess Champion, Princeton, Princeton University Press. Rougelet L. (2016), Un ordinateur champion du monde d’Echecs : histoire d’un affrontement homme-machine, Sciences du jeu, 5, pp. 1-19. Turing A. (1950), « Computing Machinery and Intelligence », Mind, vol. 59, n° 236, pp. 433- 460.
Bachir ZOUDJI a codirigé le livre « Le football dans tous ses états : Évolutions et questions d’actualité » aux éditions De Boeck (2015). En 2009, il est Éditeur du 1er livre scientifique francophone en football intitulé : Science & Football « Recherches et Connaissances Actuelles ». Il est également membre fondateur et Président de l’International Society of Sports Sciences in the Arab World (I3SAW), ainsi que responsable du groupe thématique : Sciences & Football « I3SAW ».
Contact : bachir.zoudji@uphf.fr
L’entretien avec Bachir Zoudji a été publié dans le N°149 de LEGISPORT (Mai-Juin 2021)