
Après le docteur Pierre Dumas (1921-2000), initiateur des contrôles antidopage dans le Tour de France dans les années soixante, le docteur Gérard Porte est le médecin « historique » du Tour de France, ayant exercé de 1972 à 2010, à différentes fonctions -étudiant en médecine-infirmier, médecin, médecin chef et auteur des ouvrages « Médecin du Tour » (Ed. Albin Michel), « Guide du cyclisme » (Ed. Albin Michel), sans oublier « Le guide du sport santé » (collectif, Edition n°1). Nous l’avons rencontré à Paris, le 23 septembre 2025, en compagnie de Didier Béoutis, historien du cyclisme et rédacteur en chef de Vélo Star.
Docteur Porte, vous êtes le médecin « historique » du Tour de France. Pouvez-vous vous présenter ?
Dr Gérard Porte : Je suis médecin. Après avoir été infirmier du Tour de France de 1972 à 1975 et médecin adjoint de 1976 à 1981, j’ai été médecin en chef du Tour de France de 1982 à 2010. J’ai officié également lors des plus grandes « classiques » cyclistes (Paris-Roubaix, Liège Bastogne Liège, Flèche Wallonne, Paris-Tours, Bordeaux-Paris…). J’ai occupé des fonctions fédérales également : médecin national de la Fédération Française de Cyclisme où j’ai eu en charge tous les cyclismes (route, piste, cyclo cross…).
Votre parcours sur le Tour de France s’étend sur plusieurs décennies. En quoi consistait votre rôle de médecin en chef ?
Dr Gérard Porte : Notre rôle est de porter assistance à ceux qui en ont besoin. Essentiellement pendant la course : lors des chutes mais aussi pour une douleur, une indigestion, un mal de gorge, un moustique dans l’œil… mais nous intervenons aussi après la course : revoir un coureur qui est tombé, faire des points de suture ou pour faire une radiographie par exemple.
Arrêter un coureur, c’est une décision qui peut parfois être lourde de conséquences !
Dr Gérard Porte : Oui, car pour un coureur l’important est de terminer le Tour. Lors des chutes, tout coureur a le réflexe de repartir. Il faut donc savoir faire une évaluation rapide de ses lésions et ne pas lui faire prendre de risque supplémentaire. Il m’est arrivé souvent de remettre en selle un coureur puis de rester longtemps derrière lui, à le surveiller pour être certain qu’il était capable de continuer. Nous ne sommes pas comme au football où un joueur peut être soigné pendant quelques minutes au bord du terrain puis il reprend. En cyclisme, le peloton s’éloigne et vite. Il n’y a pas d’arrêt de jeu ! Et l’abandon est définitif. On peut parler de Pascal Simon sur le Tour 1983, maillot jaune, victime d’une chute qui a entraîné une fracture de l’omoplate. Il souhaitait continuer et il a tenu bon pendant plusieurs étapes. Il n’y avait pas de risque pour sa santé et on a voulu lui donner toutes les chances de continuer.
Didier Béoutis : En sens inverse, il y a le cas de Bernard Thévenet qui chuté lors de l’étape de l’Aubisque en 1972. Il était devenu -momentanément- amnésique ne sachant plus dans quelle course il se trouvait ! Il a été amené à l’hôpital mais il allait bien puis a gagné par la suite deux étapes, celles du Ventoux et du Ballon d’Alsace. Avec les règlements d’aujourd’hui, il n’aurait sans doute pas été autorisé à continuer le Tour….
Vous avez été confronté à la mort du champion olympique italien Fabio Casartelli lors du Tour de France 1995, il y a trente ans.
Dr Gérard Porte : J’ai toujours les images dramatiques en tête de Fabio Casartelli qui à quelques jours de fêter ses 25 ans a été victime d’une chute mortelle le 18 juillet 1995 dans la descente du col de Portet – d’Aspet (Haute-Garonne). Lorsque je l’ai vu sur le sol inconscient, inerte sur la route avec une très importante hémorragie buccale, j’ai tout de suite suspecté des lésions graves et pensé au pire. Et c’est hélas ce qui s’est passé. Fabio a pu être transporté par hélicoptère aux urgences au centre hospitalier de Tarbes (Hautes-Pyrénées), mais il est décédé trois heures plus tard. Je n’oublierai jamais les images de ce jeune coureur.
Didier Béoutis : Vous avez évoqué Fabio Casartelli. Il y a également le coureur kazakh Andrei Kivilev qui chute, à Saint-Étienne lors de Paris-Nice 2003, tombant sur la tête. Il décèdera le lendemain de sa chute le 12 mars 2003 à l’hôpital de Saint-Étienne. Sa mort a incité l’Union Cycliste Internationale à rendre obligatoire, deux mois plus tard, le 5 mai 2003, le port du casque dans ses compétitions.
Les incidents cardiaques sont-ils fréquents ?
Dr Gérard Porte : Non. Les coureurs sont jeunes, en bonne santé et suivis médicalement. Une « pile » électrique commande notre coeur. Celle ci peut être défaillante entraînant des troubles du rythme . Mais nous n’avons jamais été confrontés à ce genre d’accident qui sont plus fréquents avec l’âge et dans les épreuves ouvertes à tous, style cyclo-sportives ou marathon….
Didier Béoutis : Il y a l’exemple de Jean-Claude Lebaube qui a gagné la première étape du Tour de l’Avenir 1961. A la quatrième étape, il a connu une défaillance et a été arrêté pour problème cardiaque. Il n’a plus eu d’ennuis de santé par la suite de sa carrière, mais il est mort, subitement, à 40 ans, huit années après avoir arrêté la compétition. Ce fut aussi le cas de Raymond Mastrotto.
Docteur Porte, dans vos écrits, vous insistez sur les effets des pertes hydriques sur les performances et la santé. Qu’en est-il exactement ?
Dr Gérard Porte : Lors d’une course, le cycliste transpire, ce qui entraîne des pertes d’eau et de minéraux. Sans une hydratation appropriée, les pertes peuvent entraîner une fatigue anormale voire des malaises surtout si elle est combinée à la chaleur et à la difficulté de la course. Pendant longtemps, on a estimé que pour ne pas trop transpirer, il ne faut pas trop boire. Donc un règlement interdisait aux coureurs de recevoir plus de 4 bidons d’1/2 litre pour la journée (2 au départ et 2 au contrôle de ravitaillement). Les règlements ont évolué et il a été permis aux coureurs, à partir de 1968, de pouvoir se procurer des bidons d’eau auprès des voitures de leur directeur sportif ou auprès des autres coureurs. Ajoutons qu’un coureur peut perdre jusqu’à 2 litres de transpiration par heure soit de 6 à 10 litres lors d’une étape longue et caniculaire, d’où la nécessité de le réhydrater dès que possible. L’alimentation est également primordiale.
Didier Béoutis : Les coureurs peuvent parfois être au bord de la rupture et le ravitaillement s’avère indispensable. Je me souviens que Raymond Poulidor en avait manqué un lors de la grande étape de montagne Val d’Isère-Chamonix du Tour de France 1963. Antonin Magne était revêtu d’une blouse blanche pour être reconnu de ses coureurs au contrôle de ravitaillement. Poulidor qui n’avait pas pu prendre sa musette avait eu une défaillance et perdu environ10 minutes… et tout espoir de remporter l‘épreuve ! « Fatigue, chaleur, alcool, amphétamines », telles ont été résumées les raisons de la défaillance mortelle du Britannique Tom Simpson, lors de la montée du Ventoux, durant le Tour de France 1967…La réduction du kilométrage des étapes a rendu moins fréquents, et, partant, moins importants les contrôles de ravitaillement.
Et le fléau du dopage ?
Dr Gérard Porte : Protéger la santé des jeunes est notre souci de base. Le dopage met l’organisme en surrégime et des incidents ou accidents peuvent survenir. Le service médical de la course n’est pas chargé des contrôles anti-dopage et notre rôle était donc de conseiller, d’informer, d’essayer de prévenir. Ceci était intéressant car n’ayant pas la casquette de « gendarme « , on pouvait dialoguer sereinement avec les coureurs…
Didier Béoutis : Le cyclisme est l’un des sports les plus contrôlés. C’est vers les années 1960 que la prise de conscience a été forte. En 1962, le Tour de France est marqué par « l’affaire des poissons pas frais de Luchon ». Au lendemain d’une étape très exigeante (montée de Superbagnères contre la montre), plusieurs coureurs -notamment de l’équipe belge Groëne-Leeuw- ne prennent pas le départ ou abandonnent dans les premiers kilomètres, prétextant avoir mangé la veille des « poissons pas frais » ! Seuls les coureurs avaient été victimes d’une indigestion, pas leur entourage à qui avait été servi le même menu… Une affaire comparable avait provoqué l’abandon de l’équipe néerlandaise P-D-M, entre Rennes et Quimper, lors du Tour de France 1991… « Intoxication alimentaire », comme il avait été dit, mais n’ayant touché que les coureurs… En fait, aucun virus n’avait été décelé, mais une bactérie provoquée par l’injection de produits dopants ! Sans compter l’affaire « Festina » en 1998, autre manifestation d’un « système de dopage » collectif d’une équipe !
Avec les années, peut-on estimer que la médecine du sport a progressé ?
Dr Gérard Porte : Il y a cinquante ans, il n’y avait pas de médecine du sport. On en était eux balbutiements. Aujourd’hui on connaît la physiologie du sportif. On sait tester les athlètes, les conseiller, les soigner si besoin. De plus ils sont suivis par un encadrement médical. Donc oui, la médecine du sport a beaucoup apporté à tous les athlètes dans leur préparation, leurs performances et leurs soins.
Ces dernières années, il y a énormément de spectacle. Que pensez-vous de la génération actuelle ?
Dr Gérard Porte : Oui, le Tour est passionnant, mais cela a souvent été le cas depuis plus de 120 ans ! Des duels comme Anquetil- Poulidor ont marqué des générations. On peut aussi citer Fignon-LeMond avec 8 secondes d’écart entre eux -au bénéfice de l’Américain- après plus de 3500 km de course : quelques centimètres seulement ! À ce jour les étapes sont beaucoup plus courtes, les routes sont de meilleure qualité, les vélos ont terriblement progressé, les coureurs sont mieux nourris, soignés, conseillés, accompagnés et la course est belle. Et je crois qu’il faut rendre hommage à la télévision qui nous permet de vivre en intégralité cette belle épreuve….
Didier Béoutis : J’y vois trois raisons principales. La première est une relative « humanisation » des compétitions (courses moins longues ; saisons moins denses). La deuxième est une meilleure qualité d’ensemble des compétiteurs. Jusqu’aux années1980, le cyclisme, c’était l’affaire de moins d’une dizaine de pays européens ! Depuis quarante ans, le cyclisme de compétition s’est progressivement mondialisé, et a, nécessairement gagné en qualité. La troisième est un bien meilleur suivi médical et la conséquence de la lutte contre le dopage. Finie l’époque où les équipes n’avaient pas de médecin, et où les coureurs devaient se fier à des soigneurs non diplômés aux méthodes empiriques souvent douteuses !

ENTRETIEN PUBLIE DANS LE LEGISPORT n°176 / Novembre-Décembre 2025