Maître Nathalie Tehio, avocate au barreau de Paris, est Présidente nationale de la Ligue des Droits de l’Homme depuis mai 2024. Au siège de la Ligue, à Paris, le 25 novembre 2024, elle a bien voulu nous donner son avis sur l’interdiction du port du voile dans le football en France.
Madame la Présidente, la question « sport et religion » est d’importance et d’actualité et c’est un sujet fort sensible. Que signifie le principe de laïcité dans le sport ?
Il faut éviter une confusion entre la laïcité et la neutralité. La LDH (Ligue des droits de l’Homme) a été créée en 1898 dans le cadre de l’affaire Dreyfus qui se situait dans un contexte religieux. La Ligue des droits de l’Homme est à l’origine de la loi de 1905 de séparation de l’Eglise et de l’Etat avec d’autres organisations. Il est important qu’il existe une neutralité de l’Etat. L’Etat doit être neutre par rapport aux religions, dans l’exercice du service public, il ne doit pas opérer de discrimination et il doit veiller à l’égalité de traitement. De même, les agents de l’Etat doivent être neutres.
L’Etat doit respecter la liberté de conscience et de religion qui incluent la liberté de culte. La liberté de culte est la liberté d’expression de sa religion. Vis-à-vis du sport, il n’y a pas de lien particulier ni à interdire le port du voile puisqu’il ne s’agit pas d’agents de l’Etat et que chacun dispose de ces libertés. Pourtant, dans l’arrêt du 29 juin 2023, le Conseil d’Etat a validé les règlements de la Fédération Française de Football qui refusent le port de voile pour les joueuses et donc étend le principe de neutralité religieuse dans le sport à de simples usagers alors que cela a été refusé par la loi et que la Cour européenne des droits de l’homme estime que l’Etat doit protéger la liberté religieuse. Sachant que le Conseil d’Etat a précédemment jugé que le port du voile n’est pas considéré en soi comme du prosélytisme religieux.
Venons justement sur l’arrêt du 29 juin 2023 du Conseil d’Etat Association Citoyenne et autres, Ligue des droits de l’homme. Lors du match Maroc – Corée du Sud du Mondial féminin 2023, une joueuse de l’équipe nationale marocaine est entrée dans l’histoire du football en devenant la première femme voilée (Nouhaila Benzina). Si le port du voile est autorisé par la Fédération Internationale de Football, il ne l’est pas par la Fédération Française de Football (FFF). Dans l’arrêt du 29 juin 2023, le Conseil d’Etat a donné raison à la Fédération Française. Comment analysez-vous cet arrêt alors que le rapporteur public avait donné tort à la FFF ?
Nous pouvons éventuellement accepter la position du Conseil d’Etat concernant les salariés de la Fédération Française de Football mais pas en ce qui concerne les joueurs de l’équipe de France ou les licenciées. Concernant les agents de la Fédération, le Conseil d’Etat juge que la Fédération a le pouvoir d’imposer la neutralité à ses agents car elle exerce une mission de service public et dispose de prérogatives de puissance publique.
Sur les joueurs en équipe de France ou sur les licenciées, nous ne partageons pas l’analyse du Conseil d’Etat. Nous étions d’ailleurs à l’origine de cette procédure avec d’autres. Tout d’abord, il étend la neutralité religieuse aux joueurs de l’équipe de France, alors qu’ils ne sont pas des agents de la Fédération. Ensuite, s’agissant des autres licenciés, nous estimions notamment qu’il y avait méconnaissance des libertés de conscience et de culte des participants aux compétitions sportives qui sont des usagers de la Fédération : ils doivent être autorisés à exprimer leurs opinions religieuses dans le respect de l’ordre public et du bon déroulement des compétitions. Nous estimions également que l’interdiction du voile des footballeuses limite la liberté de manifester sa religion ou ses convictions sans être nécessaire à la sécurité, la protection de l’ordre, la santé, la morale publiques ou à la protection des droits et libertés d’autrui, seules exceptions prévues par la Convention EDH pour que l’Etat (à travers les fédérations) puissent imposer une restriction à la liberté religieuse.
Cela n’a pas été retenu par le Conseil d’Etat qui a notamment validé l’interdiction du port du voile pour les joueuses*.
La motivation de l’arrêt du Conseil d’Etat est contestable : s’il n’étend pas la neutralité aux licenciés, il valide tout de même le fait que la Fédération interdise le voile en estimant que c’était nécessaire au bon déroulement des matchs. C’est assez incohérent, car l’obligation de neutralité est étendue de facto aux usagers dans le sport alors que cela a été refusé par la loi et que lui-même dit que les simples licenciés ne sont pas soumis à l’exigence de neutralité. Le Conseil d’Etat n’explique pas pourquoi la mesure d’interdiction du voile des joueuses est bien adaptée et proportionnée aux risques de troubles lors de matchs alors que la Fédération internationale le permet, sans qu’il y ait des « affrontements » (terme employé dans l’arrêt). Il n’indique pas non plus en quoi elle est nécessaire au but recherché qui doit être légitime dans une société démocratique, alors qu’il y a la liberté de conscience. Justement, il y a une obligation positive de l’Etat et nous estimons que l’arrêt du Conseil d’Etat va contre la position de la Cour européenne des droits de l’homme qui estime que l’Etat doit protéger la liberté de conscience. Nous avons d’ailleurs saisi la Cour européenne des droits de l’homme sur cette affaire et nous avons bon espoir.
N’y a-t-il pas un paradoxe entre d’un côté, interdire le port du voile, et d’un autre côté, autoriser au début du match un joueur à faire le signe de croix ou avoir un tatouage religieux ?
Vous avez raison, c’est paradoxal. On constate qu’il y a une discrimination spécifique qui touche les femmes car les hommes ne font pas l’objet d’aucune réprimande ou sanction même lorsqu’ils effectuent un geste à caractère religieux. Cela contrevient au principe d’égalité et touche à l’évidence la vie privée des femmes alors que l’idée de faire du sport avec d’autres fait partie de la vie privée et de l’autonomie personnelle. Et on relève aussi bien entendu, une discrimination à l’égard des musulmanes. Je tiens à préciser que des experts de l’ONU, le Comité des droits de l’homme, ont estimé en octobre 2024 que l’interdiction du voile dans le sport est discriminatoire et que les femmes musulmanes doivent participer à tous les aspects de la société française, à la vie culturelle et sportive.
Quelles raisons peuvent pousser certaines fédérations nationales à être hostiles au port du voile alors que des fédérations internationales (football, basket par exemple) l’autorisent ?
C’est une spécificité française car il y a une crispation sur le voile. La société française est en principe inclusive et le sport se doit de rassembler, il ne doit pas y avoir de stigmatisation et de difficultés à promouvoir le « vivre ensemble ».
Pour terminer, hormis le cas du voile, quelle est l’action de la Ligue des Droits de l’Homme dans le sport ?
Notre action vise la lutte contre le racisme, l’antisémitisme, les discriminations et les violations des droits de l’homme. Nous réfléchissons aussi aux questions sécuritaires notamment les mesures restrictives concernant les déplacements des supporters. Nous avons déposé des recours contre des mesures visant les drones et durant les Jeux Olympiques de Paris, nous avons participé au collectif « le revers de la médaille » et nous nous sommes élevés contre les mesures d’ « éloignement » de personnes sans mise à l’abri. Toujours durant les Jeux Olympiques, nous nous sommes intéressés à différentes questions relatives à l’utilisation de l’intelligence artificielle pour les caméras de vidéo-surveillance, les contrôles des différents périmètres pour circuler lors des Jeux, afin d’analyser leur compatibilité par rapport aux droits des personnes. L’aspect sécuritaire est important et nous veillons au respect des libertés publiques, des droits de toutes personnes y compris les personnes vulnérables et nous luttons contre les discriminations dont celles concernant les personnes à orientation sexuelle minoritaire. Précisons également que la Ligue des Droits de l’Homme avait un partenariat avec le CSP Limoges il y a quelques années.
Madame la Présidente de la Ligue des Droits de l’Homme Nathalie Tehio et Me Michel Pautot (LEGISPORT) lors de l’entretien
*Le Conseil d’Etat a jugé que « la Fédération a pu légalement interdire « tout discours ou affichage à caractère politique, idéologique, religieux ou syndical » et « tout acte de prosélytisme ou manœuvre de propagande », qui sont de nature à faire obstacle au bon déroulement des matchs. L’interdiction du « port de signe ou tenue manifestant ostensiblement une appartenance politique, philosophique, religieuse ou syndicale », limitée aux temps et lieux des matchs de football, apparaît nécessaire pour assurer leur bon déroulement en prévenant notamment tout affrontement ou confrontation sans lien avec le sport. Dès lors, la Fédération française de football pouvait légalement, au titre du pouvoir réglementaire qui lui est délégué pour le bon déroulement des compétitions dont elle a la charge, édicter une telle interdiction, qui est adaptée et proportionnée ».